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jeudi 29 février 2024

Ukraine. The West wanted to bring the Russian economy to its knees but they failed miserably

Ce qui suit est ma traduction en français d'un papier paru en février 2023 sur le site du magazine allemand Focus. Il s'avère toujours intéressant de jeter un œil par-dessus son épaule afin d'apprécier l'exactitude de telle ou telle analyse. Et s'il y en a un qui doit se mordre actuellement les doigts pour avoir parlé trop vite, c'est assurément ce bon Bruno Le Maire, ci-devant ministre français de l'Économie. Mais je n'oublie pas la sémillante Ursula von der Leyen et ses élucubrations autour d'une industrie militaire russe contrainte de produire ses armements à partir de puces électroniques récupérées sur de vieux appareils électroménagers !

 

Les Occidentaux croyaient mettre l'économie russe à genoux, mais leur projet a lamentablement échoué.

Malgré les sanctions, l'économie russe croît plus vite que l’allemande

Après l’invasion de l’Ukraine, l’Occident a imposé des sanctions à son partenaire commercial de longue date, la Russie. Mais celles-ci frappent apparemment l’économie russe bien moins durement que prévu. Selon le FMI, la Russie connaîtra une croissance encore plus rapide que l’Allemagne dans un avenir proche.

La force la plus puissante du capitalisme, comme l’a décrit Adam Smith, ne vient pas des intentions des acteurs du marché, mais du fait que l’offre et la demande se rencontrent de manière mystérieuse. La "main invisible" était sa métaphore de la force élémentaire à l’œuvre ici.

On ne sait pas si Vladimir Poutine a étudié les travaux du philosophe moraliste britannique. Mais on peut affirmer avec certitude que la main invisible lui rend un service précieux. L’offre occidentale et la demande russe se rencontrent même en période de sanctions. En Russie, il y a consommation et non effondrement, tout comme les matières premières russes parviennent aux clients par des chemins sinueux.

Voici cinq faits troublants qui ne devraient pas exister selon les barrières commerciales occidentales :

 

1. Le système financier russe ne s’est pas effondré

Le système financier russe, qui a été coupé des paiements internationaux SWIFT peu après le début de la guerre, ne s’est pas effondré. Au cours de la guerre, le dollar s'est en fait affaibli par rapport au rouble : la monnaie russe est actuellement plus forte d'environ 9,6 % à son niveau d'avant-guerre.

La raison de cette stabilité est que le compte courant russe augmente malgré l’isolement imposé et est excédentaire – les exportations dépassent les importations, ce à quoi les États-Unis ne peuvent prétendre. Cela est également dû aux prix de l’énergie que l’Occident a imposés à travers ses décisions de boycott.

 

2. L’économie russe connaîtra une nouvelle croissance

L’économie russe, comme celle des pays occidentaux, a connu un ralentissement l’année dernière (2022) et connaîtra une nouvelle croissance en 2023, selon le Fonds monétaire international (FMI). Le FMI s'attend à une croissance de 0,3%. En 2024, la croissance russe devrait largement dépasser la croissance allemande, estime le FMI. La tentative de mettre le pays à genoux économiquement a échoué. Janis Kluge, spécialiste de la Russie et économiste à la Fondation Science et Politique de Berlin, ne peut s'empêcher d'évaluer avec sang-froid : "L’économie russe a survécu à 2022."

Sergei Alexandriko, ancien vice-ministre des Finances de la Fédération de Russie, a déclaré lors d'un événement ce mois-ci que 2023 serait "une année difficile" pour l'économie russe, mais : "Pas de catastrophe, pas d'effondrement".

 

3. Les fabricants chinois entrent sur le marché russe

Apple et Samsung se sont retirés du marché russe au début de la guerre, mais des fabricants chinois comme Xiaomi, Realme et Honor comblent désormais le vide. La Turquie et surtout la Chine s'implantent également sur d'autres secteurs comme les machines à laver et les produits industriels : dans l’ensemble, cela a permis aux exportations chinoises vers la Russie d’atteindre un niveau record en décembre, contribuant ainsi à compenser une forte baisse des échanges commerciaux avec l’Europe.

Les produits Apple et Samsung reviennent désormais également en Russie via de nouvelles routes commerciales. Une étude du groupe de réflexion américain Silverado Policy Accelerator sur les conséquences des sanctions indique : "Des smartphones d'entreprises comme Apple et Samsung continuent d'être livrés en Russie par des tiers. Ces produits sont livrés en Arménie et au Kazakhstan depuis leurs sites de production en Asie – parfois via l'Europe, Hong Kong ou d'autres pays. De là, ils sont exportés vers la Russie.".

Selon le New York Times, "une chose étrange s'est produite avec les smartphones en Arménie l'été dernier.".

 

4. Les entreprises européennes continuent d’opérer en Russie

Toutes les entreprises ne partagent pas la volonté politique de se désolidariser de la Russie. La primauté de la politique est acceptée rhétoriquement et ignorée dans les affaires quotidiennes. Une étude de Simon Evenett et Niccolò Pisani de l'Université de Saint-Gall affirme que moins de neuf pour cent des entreprises de l'UE et du G7 ont dissous leurs filiales en Russie.

Les auteurs ont analysé 1 404 sociétés qui exploitaient au total 2 405 filiales en Russie avant la guerre. Selon l’étude, seules 120 entreprises ont complètement amorti et vendu au moins une succursale locale. Selon ces critères, 20 pour cent des entreprises encore actives en Russie viennent d'Allemagne.

Conclusion des auteurs : "Peut-être que les hommes politiques et les chefs d’entreprise occidentaux ne sont pas d’accord sur les avantages du découplage.".

 

5. La Russie exporte du pétrole et du gaz

Les exportations russes sont également en plein essor. Le monde continue de s’intéresser aux matières premières russes, si abondantes dans le permafrost. Dès que l’Occident a cessé d’acheter du pétrole et du gaz, de nouveaux acheteurs sont intervenus. Ceci est également confirmé par les recherches de Bloomberg. Selon le portail d’information, environ 2,5 millions de barils de pétrole sont acheminés chaque jour vers la Turquie, la Chine, l’Inde et de nombreux pays africains.

Malgré les sanctions, l’Europe ne peut pas non plus se passer du gaz russe. Des pays comme la France, la Belgique, les Pays-Bas et l’Espagne reçoivent toujours du GNL russe, selon le groupe de pression "Zukunft Gas" (Avenir Gaz). L'Allemagne continuera à être approvisionnée en gaz liquide russe via ce détour, mais à dose réduite.

Conclusion : La main invisible du marché ne saurait se laisser entraver, comme on peut le constater actuellement en Russie, et comme nous le savons déjà des activités criminelles des trafiquants d’êtres humains, des barons de la drogue et des trafiquants d’armes. "Les sanctions sont une politique à faible coût", écrit Agathe Demarais dans son livre "Backfire" récemment publié.

Le fait est que les gouvernements impriment leurs interdictions commerciales sur papier officiel et ne peuvent ou ne veulent pas contrôler leur mise en œuvre dans le détail. Les régimes de sanctions sont conçus pour impressionner les électeurs, pas Poutine.

 

L'auteur

Gabor Steingart est l'un des journalistes les plus connus de notre pays. Il publie la newsletter "The Pioneer Briefing". Le podcast du même nom est le principal podcast quotidien allemand consacré à la politique et aux affaires. Steinart travaille avec son équipe éditoriale sur le navire "The Pioneer One" depuis mai 2020. Avant de fonder Media Pioneer, Steinart était, entre autres, président du conseil d'administration du Handelsblatt Media Group. 


Source : Magazine Focus

Lectures : Bruno Le Maire - Von der Leyen - Gina Raimondo



jeudi 9 février 2023

Quand les langues se délient ou comment un informateur révèle à Seymour Hersh comment les USA ont torpillé Nord Stream

5280 mots. 31280 signes. Un énorme papier, donc, que j'ai pris deux heures à traduire, moyennant la renonciation à une petite séance de piano (mais je compte bien me rattraper !). 

Relecture en cours

 

Comment l'Amérique (1) a supprimé le pipeline Nord Stream

Le New York Times l'a qualifié de "mystère", mais les États-Unis ont exécuté une opération maritime tenue secrète - jusqu'à présent.

Seymour Hersh

 

Le centre de plongée et de sauvetage de l'US Navy se trouve dans un endroit aussi obscur que son nom - dans ce qui était autrefois une route de campagne dans la zone rurale de Panama City, une station balnéaire en plein essor dans le sud-ouest de la Floride, à 70 miles au sud de la frontière de l'Alabama. Le complexe du centre est aussi indescriptible que son emplacement - une structure en béton terne de l'après-Seconde Guerre mondiale qui ressemble à un de ces lycées professionnels du secteur occidental de Chicago. Une laverie automatique et une école de danse se trouvent de l'autre côté de ce qui est maintenant une route à quatre voies.

Le centre forme depuis des décennies des plongeurs en eau profonde hautement qualifiés qui, autrefois affectés à des unités militaires américaines dans le monde entier, sont capables de plonger techniquement pour faire le bien, en utilisant des explosifs C4 pour nettoyer les ports et les plages des débris et des munitions non explosées, mais aussi pour faire le mal, comme faire sauter des plates-formes pétrolières étrangères, encrasser les vannes d'admission des centrales électriques sous-marines, détruire les écluses sur les canaux de navigation cruciaux. Le centre de Panama City, qui possède la deuxième plus grande piscine intérieure d'Amérique, était l'endroit idéal pour recruter les meilleurs et les plus taciturnes diplômés de l'école de plongée qui ont réussi, l'été dernier, ce qu'ils avaient été autorisés à faire à 260 pieds sous la surface de la mer Baltique.

En juin dernier, les plongeurs de la Marine, opérant sous le couvert d'un exercice de l'OTAN, largement médiatisé au milieu de l'été et connu sous le nom de BALTOPS 22, ont posé des explosifs déclenchés à distance qui, trois mois plus tard, ont détruit trois des quatre pipelines Nord Stream, selon une source bien au fait de la planification de l'opération.

Deux des gazoducs, connus collectivement sous le nom de Nord Stream 1, fournissaient à l'Allemagne et à une grande partie de l'Europe occidentale du gaz naturel russe bon marché depuis plus d'une décennie. Une deuxième paire de pipelines, appelée Nord Stream 2, avait été construite mais n'était pas encore opérationnelle. Aujourd'hui, alors que les troupes russes se massent à la frontière ukrainienne et que la guerre la plus sanglante d'Europe depuis 1945 se profile, le président Joseph Biden a vu dans les pipelines un moyen pour Vladimir Poutine de militariser le gaz naturel pour ses ambitions politiques et territoriales.

Invitée à commenter la situation, Adrienne Watson, porte-parole de la Maison Blanche, a déclaré dans un e-mail : "C'est une fiction fausse et complète." Tammy Thorp, porte-parole de la Central Intelligence Agency, a écrit de la même manière : "Cette affirmation est complètement et totalement fausse.".

La décision de Biden de saboter les pipelines est intervenue après plus de neuf mois de débats hautement secrets au sein de la communauté de la sécurité nationale de Washington sur la meilleure façon d'atteindre cet objectif. Pendant une grande partie de ce temps, la question n'était pas de savoir s'il fallait exécuter la mission, mais comment le faire sans aucun indice manifeste permettant de remonter au responsable.

Il y avait une raison bureaucratique vitale de compter sur les diplômés de l'école de plongée hardcore du centre de Panama City. Les plongeurs appartenaient  uniquement à la Marine, et n'étaient pas des membres du Commandement des opérations spéciales américaines, dont les opérations secrètes doivent être signalées au Congrès et communiquées à l'avance aux dirigeants du Sénat et de la Chambre - le soi-disant Gang des Huit. L'administration Biden faisait tout son possible pour éviter les fuites car la planification a eu lieu à la fin de 2021 et dans les premiers mois de 2022.

Le président Biden et son équipe de politique étrangère – le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan, le secrétaire d'État Tony Blinken et Victoria Nuland, la sous-secrétaire d'État à la politique – avaient été virulents et constants dans leur hostilité envers les deux pipelines, qui couraient côte à côte pendant 750 miles sous la mer Baltique depuis deux ports différents du nord-est de la Russie, près de la frontière estonienne, passant près de l'île danoise de Bornholm avant de déboucher dans le nord de l'Allemagne.

La route directe, qui évitait de devoir transiter par l'Ukraine, avait été une aubaine pour l'économie allemande, qui bénéficiait d'une abondance de gaz naturel russe bon marché - suffisamment pour faire fonctionner ses usines et chauffer ses maisons tout en permettant aux distributeurs allemands de vendre le gaz excédentaire, à des prix raisonnables mais rentables, dans toute l'Europe occidentale. Une action qui pourrait être imputée à l'administration violerait les promesses américaines de minimiser les conflits directs avec la Russie. Le secret était essentiel.

Dès ses débuts, Nord Stream 1 a été considéré par Washington et ses partenaires anti-russes de l'OTAN comme une menace pour la domination occidentale. La société holding derrière le projet, Nord Stream AG, a été constituée en Suisse en 2005 en partenariat avec Gazprom, une société russe cotée en bourse produisant d'énormes profits pour les actionnaires et dominée par des oligarques connus pour être sous l'emprise de Poutine. Gazprom contrôlait 51 % de la société, avec quatre sociétés énergétiques européennes - une en France, une aux Pays-Bas et deux en Allemagne - se partageant les 49 % restants du stock et ayant le droit de contrôler les ventes en aval du gaz naturel bon marché à des distributeurs  locaux en Allemagne et en Europe occidentale. Les bénéfices de Gazprom ont été partagés avec le gouvernement russe, et les recettes publiques tirées du gaz et du pétrole ont été estimées, certaines années, à 45 % du budget annuel de la Russie.

Les craintes politiques de l'Amérique étaient réelles : Poutine disposerait désormais d'une source de revenus supplémentaire et indispensable, et l'Allemagne et le reste de l'Europe occidentale deviendraient dépendants du gaz naturel à bas prix fourni par la Russie - tout en diminuant la dépendance européenne vis-à-vis des États-Unis. Et, de fait, c'est exactement ce qui s'est passé. De nombreux Allemands ont vu Nord Stream 1 comme une partie de la réalisation de la célèbre théorie de l'Ostpolitik de l'ancien chancelier Willy Brandt, qui permettrait à l'Allemagne d'après-guerre de se réhabiliter, ainsi que d'autres nations européennes détruites lors de la Seconde Guerre mondiale, en utilisant, entre autres initiatives, le gaz russe bon marché pour alimenter un marché et une économie commerciale prospères en Europe occidentale.

Nord Stream 1 était suffisamment dangereux, de l'avis de l'OTAN et de Washington, mais Nord Stream 2, dont la construction s'est achevée en septembre 2021, s'il était approuvé par les régulateurs allemands, doublerait la quantité de gaz bon marché qui serait disponible pour l'Allemagne et l'Europe de l'Ouest. Le deuxième gazoduc fournirait également suffisamment de gaz pour plus de 50 % de la consommation annuelle de l'Allemagne. Les tensions montaient constamment entre la Russie et l'OTAN, soutenues par la politique étrangère agressive de l'administration Biden.

L'opposition à Nord Stream 2 a éclaté à la veille de l'intronisation de Biden en janvier 2021, lorsque les républicains du Sénat, dirigés par Ted Cruz, sénateur du Texas, ont soulevé à plusieurs reprises la menace politique du gaz naturel russe bon marché lors de l'audition de confirmation de Blinken au poste de secrétaire d'État. À ce moment-là, un Sénat unifié avait adopté avec succès une loi qui, comme Cruz l'a dit à Blinken, "a stoppé [le pipeline] dans son élan". Il y aurait une énorme pression politique et économique de la part du gouvernement allemand, alors dirigé par Angela Merkel, pour mettre en ligne le deuxième pipeline.

Biden tiendrait-il tête aux Allemands ? Blinken a dit oui, mais a ajouté qu'il n'avait pas discuté en détail les vues du nouveau président. "Je connais sa forte conviction que c'est une mauvaise idée, le Nord Stream 2", a-t-il déclaré. "Je sais qu'il voudrait que nous utilisions tous les outils de persuasion dont nous disposons pour convaincre nos amis et partenaires, y compris l'Allemagne, de ne pas aller de l'avant."

Quelques mois plus tard, alors que la construction du deuxième pipeline touchait à sa fin, Biden cligna des yeux. En mai, dans un revirement époustouflant, l'administration a levé les sanctions contre Nord Stream AG, un responsable du département d'État admettant qu'essayer d'arrêter le pipeline par des sanctions et de la diplomatie avait « toujours été à longue échéance ». Dans les coulisses, des responsables de l'administration auraient exhorté le président ukrainien Volodymyr Zelensky, alors confronté à une menace d'invasion russe, à ne pas critiquer cette décision.

Il y a eu des conséquences immédiates. Les républicains du Sénat, dirigés par Cruz, ont annoncé un blocus immédiat de tous les candidats pressentis par Biden pour prendre en charge la politique étrangère et retardé l'adoption du projet de loi annuel sur la défense pendant des mois, au plus profond de l'automne. Politico a ensuite décrit le revirement de Biden sur le deuxième pipeline russe comme "la seule décision, sans doute plus que le retrait militaire chaotique d'Afghanistan, qui a mis en péril l'agenda de Biden".

L'administration pataugeait, malgré un sursis intervenu à la mi-novembre, lorsque les régulateurs allemands de l'énergie ont suspendu l'approbation du deuxième gazoduc Nord Stream. Les prix du gaz naturel ont bondi de 8 % en quelques jours, alors que l'Allemagne et l'Europe craignaient de plus en plus que la suspension du gazoduc et la possibilité croissante d'une guerre entre la Russie et l'Ukraine ne conduisent à un hiver froid très indésirable. La position d'Olaf Scholz, le nouveau chancelier allemand, n'était pas claire pour Washington. Des mois plus tôt, après la défaite en Afghanistan, Scholtz (Scholz !) avait publiquement soutenu l'appel du président français Emmanuel Macron à une politique étrangère européenne plus autonome dans un discours à Prague, suggérant clairement moins de dépendance à l'égard de Washington et de ses actions mercurielles.

Et entre temps, les troupes russes s'étaient accumulées de manière constante et inquiétante aux frontières de l'Ukraine et, fin décembre, plus de 100 000 soldats étaient en position de frapper depuis la Biélorussie et la Crimée. L'alarme grandissait à Washington, y compris une évaluation de Blinken selon laquelle ces effectifs pourraient être "doublés en peu de temps".

L'attention de l'administration s'est à nouveau concentrée sur Nord Stream. Tant que l'Europe restait dépendante des gazoducs pour le gaz naturel bon marché, Washington craignait que des pays comme l'Allemagne ne soient réticents à fournir à l'Ukraine l'argent et les armes dont elle avait besoin pour vaincre la Russie.

C'est à ce moment instable que Biden a autorisé Jake Sullivan à réunir un groupe inter-institutions pour élaborer un plan.

Toutes les options devaient être sur la table. Mais une seule émergerait.

 

PLANIFICATION

En décembre 2021, deux mois avant l'arrivée des premiers chars russes en Ukraine, Jake Sullivan a convoqué une réunion d'un groupe de travail nouvellement formé - des hommes et des femmes des chefs d'état-major interarmées, de la CIA et des départements d'État et du Trésor - et a réclamé des recommandations sur la façon de répondre à l'invasion imminente de Poutine.

Ce serait la première d'une série de réunions top-secret, dans une salle sécurisée au dernier étage de l'ancien bâtiment du bureau exécutif, adjacent à la Maison Blanche, qui abritait également le Conseil consultatif du renseignement étranger du président (PFIAB). Il y a eu les bavardages habituels qui ont finalement conduit à une question préliminaire cruciale : la recommandation transmise par le groupe au président serait-elle réversible - comme une autre couche de sanctions et de restrictions monétaires - ou irréversible - c'est-à-dire des actions cinétiques, qui n'a pas pu être annulé ?

Ce qui est devenu clair pour les participants, selon une source ayant une connaissance directe du processus, c'est que Sullivan avait l'intention que le groupe élabore un plan pour la destruction des deux pipelines Nord Stream - et qu'il répondait aux désirs du Président.

Au cours des réunions suivantes, les participants ont débattu des options pour une attaque. La marine a proposé d'utiliser un sous-marin nouvellement mis en service pour attaquer directement le pipeline. L'armée de l'air a discuté du largage de bombes avec des fusibles à retardement qui pourraient être déclenchés à distance. La CIA a fait valoir que quoi qu'il soit fait, cela devrait être secret. Toutes les personnes impliquées ont compris les enjeux. "Ce n'est pas un truc de gosse", a déclaré la source. Si l'attaque était traçable aux États-Unis, "c'est un acte de guerre".

À l'époque, la CIA était dirigée par William Burns, un ancien ambassadeur en Russie aux manières douces, qui avait été sous-secrétaire d'État dans l'administration Obama. Burns a rapidement autorisé un groupe de travail de l'Agence dont les membres ad hoc comprenaient – comme par hasard –  quelqu'un qui connaissait les capacités des plongeurs en haute mer de la Marine à Panama City. Au cours des semaines suivantes, les membres du groupe de travail de la CIA ont commencé à élaborer un plan pour une opération secrète qui utiliserait des plongeurs en haute mer pour déclencher une explosion le long du pipeline.

Quelque chose de la sorte avait déjà été fait. En 1971, la communauté du renseignement américain apprit de sources encore inconnues que deux unités importantes de la marine russe (1) communiquaient via un câble sous-marin enfoui dans la mer d'Okhotsk, sur la côte extrême-orientale de la Russie. Le câble reliait un commandement régional de la marine au quartier général du continent à Vladivostok.

Une équipe triée sur le volet d'agents de la Central Intelligence Agency et de la National Security Agency a été réunie quelque part dans la région de Washington, sous couverture profonde, et a élaboré un plan, utilisant des plongeurs de la Marine, des sous-marins modifiés et un véhicule sous-marin de sauvetage profond, qui a réussi, après beaucoup d'essais et d'erreurs, par localiser le câble russe. Les plongeurs ont planté un appareil d'écoute sophistiqué sur le câble qui a intercepté avec succès le trafic russe et l'a enregistré sur un système d'enregistrement.

La NSA a appris que des officiers supérieurs de la marine russe, convaincus de la sécurité de leur liaison de communication, discutaient avec leurs pairs sans cryptage. L'appareil d'enregistrement et sa bande devaient être remplacés tous les mois et le projet a continué joyeusement pendant une décennie jusqu'à ce qu'il soit compromis par un technicien civil de la NSA de quarante-quatre ans nommé Ronald Pelton, qui parlait couramment le russe. Pelton a été trahi par un transfuge russe en 1985 et condamné à de la prison. Il n'a été payé que 5 000 dollars par les Russes pour ses révélations sur l'opération, ainsi que 35 000 dollars pour d'autres données opérationnelles russes qu'il a fournies et qui n'ont jamais été rendues publiques.

Ce succès sous-marin, nommé Ivy Bells, était innovant et risqué, et a produit des renseignements inestimables sur les intentions et la planification de la marine russe.

Pourtant, le groupe inter-agences était initialement sceptique quant à l'enthousiasme de la CIA pour une attaque secrète en haute mer. Il y avait trop de questions sans réponse. Les eaux de la mer Baltique étaient fortement patrouillées par la marine russe et il n'y avait aucune plate-forme pétrolière pouvant servir de couverture à une opération de plongée. Les plongeurs devraient-ils se rendre en Estonie, juste de l'autre côté de la frontière avec les quais de chargement de gaz naturel de la Russie, pour s'entraîner pour la mission ? "Ce serait un beau merdier", a-t-on dit à l'Agence.

Tout au long de "toutes ces intrigues", a déclaré la source, "certains gars qui travaillent à la CIA et au Département d'État disaient:" Ne faites pas ça. C'est stupide et ce sera un cauchemar politique si la chose est rendue publique.

Néanmoins, début 2022, le groupe de travail de la CIA a rendu compte au groupe inter-agences de Sullivan : "Nous avons un moyen de faire sauter les pipelines.".

Ce qui suivit était époustouflant. Le 7 février, moins de trois semaines avant l'invasion russe apparemment inévitable de l'Ukraine, Biden rencontre dans son bureau de la Maison Blanche le chancelier allemand Olaf Scholz, qui, après quelques hésitations, faisait désormais partie intégrante de l'équipe américaine. Lors de la conférence de presse qui a suivi, Biden déclare avec défi : "Si la Russie envahit… il n'y aura plus de Nord Stream 2. Nous y mettrons fin.".

Vingt jours plus tôt, la sous-secrétaire Nuland avait livré essentiellement le même message lors d'un briefing du département d'État, avec peu de couverture médiatique. "Je veux être très claire avec vous aujourd'hui", a-t-elle déclaré en réponse à une question. "Si la Russie envahit l'Ukraine, d'une manière ou d'une autre, Nord Stream 2 n'avancera pas."

Plusieurs de ceux impliqués dans la planification de la mission du pipeline ont été consternés par ce qu'ils considéraient comme des références indirectes à l'attaque.

"C'était comme poser une bombe atomique sur le sol à Tokyo et dire aux Japonais que nous allons la faire exploser", a déclaré la source. "Le plan était que les options soient exécutées après l'invasion et non annoncées publiquement. Biden ne l'a tout simplement pas compris ou l'a ignoré.

L'indiscrétion de Biden et Nuland, si tel était le cas, aurait pu frustrer certains des planificateurs. Mais cela a aussi créé une opportunité. Selon la source, certains des hauts responsables de la CIA ont estimé que faire sauter le pipeline "ne pouvait plus être considéré comme une option secrète parce que le président venait d'annoncer que nous savions comment le faire".

Le plan de faire exploser Nord Stream1 et 2 a été soudainement rétrogradé d'une opération secrète nécessitant que le Congrès soit informé à une opération considérée comme une mission de renseignement hautement classifiée avec le soutien militaire américain. En vertu de la loi, la source a expliqué : "Il n'y avait plus d'obligation légale de signaler l'opération au Congrès. Tout ce qu'ils avaient à faire maintenant, c'était de le faire, mais cela devait toujours rester secret. Les Russes ont une surveillance exceptionnelle de la mer Baltique.".

Les membres du groupe de travail de l'Agence n'avaient aucun contact direct avec la Maison Blanche et étaient impatients de savoir si le président pensait ce qu'il avait dit, c'est-à-dire si la mission était lancée. Selon la source, "Bill Burns est revenu et a dit : "Faites-le "."

"La marine norvégienne n'a pas tardé à trouver le bon endroit, dans les eaux peu profondes à quelques milles de l'île danoise de Bornholm…".

 

L'OPÉRATION

La Norvège était l'endroit idéal pour organiser la mission.

Au cours des dernières années de crise Est-Ouest, l'armée américaine a considérablement étendu sa présence à l'intérieur de la Norvège, dont la frontière occidentale s'étend sur 1400 milles le long de l'océan Atlantique nord et se confond avec la Russie au-dessus du cercle polaire arctique. Le Pentagone a créé des emplois et des contrats bien rémunérés, au milieu d'une controverse locale, en investissant des centaines de millions de dollars pour moderniser et agrandir les installations de la marine et de l'armée de l'air américaines en Norvège. Plus important encore, les nouveaux travaux comprenaient un radar à synthèse d'ouverture avancé situé loin dans le nord, capable de pénétrer profondément en Russie et mis en place au moment même où la communauté du renseignement américain perdait l'accès à une série de sites d'écoute à longue portée en Chine.

Une base sous-marine américaine récemment rénovée, en construction depuis des années, était devenue opérationnelle et davantage de sous-marins américains étaient désormais en mesure de travailler en étroite collaboration avec leurs collègues norvégiens pour surveiller et espionner une importante redoute nucléaire russe à 250 milles à l'est, sur la Péninsule de Kola. Les États-Unis ont également considérablement étendu une base aérienne norvégienne dans le nord et livré à l'armée de l'air norvégienne une flotte d'avions de patrouille P8 Poseidon construits par Boeing pour renforcer son espionnage à longue portée sur tout ce qui concerne la Russie.

En retour, le gouvernement norvégien a provoqué la colère des libéraux et de certains modérés de son parlement en novembre dernier en adoptant l'accord supplémentaire de coopération en matière de défense (SDCA). En vertu du nouvel accord, le système judiciaire américain aurait compétence dans certaines "zones convenues" du Nord sur les soldats américains accusés de crimes hors de la base, ainsi que sur les citoyens norvégiens accusés ou soupçonnés d'interférer avec le travail sur la base.

 La Norvège a été l'un des premiers signataires du traité de l'OTAN en 1949, au début de la guerre froide. Aujourd'hui, le commandant suprême de l'OTAN est Jens Stoltenberg, un anticommuniste engagé, qui a été Premier ministre norvégien pendant huit ans avant d'accéder à son poste élevé à l'OTAN, avec le soutien américain, en 2014. Il était un partisan de la ligne dure sur tout ce qui concernait Poutine et la Russie et avait coopéré avec la communauté américaine du renseignement depuis la guerre du Vietnam. Depuis, on lui fait entièrement confiance. "Il est le gant qui convient à la main américaine", a déclaré la source.

De retour à Washington, les planificateurs savaient qu'ils devaient se rendre en Norvège. "Ils détestaient les Russes, et la marine norvégienne était pleine de superbes marins et plongeurs qui avaient des générations expérimentées dans une exploration pétrolière et gazière très rentable en haute mer", a déclaré la source. On pouvait également leur faire confiance pour garder la mission secrète. (Les Norvégiens avaient peut-être aussi d'autres intérêts. La destruction de Nord Stream - si les Américains pouvaient y parvenir - permettrait à la Norvège de vendre beaucoup plus de son propre gaz naturel à l'Europe.)

Au cours du mois de mars, quelques membres de l'équipe se sont envolés pour la Norvège pour rencontrer les services secrets et la marine norvégiens. L'une des questions clés était de savoir où exactement dans la mer Baltique était le meilleur endroit pour placer les explosifs. Nord Stream 1 et 2, chacun avec deux ensembles de pipelines, étaient séparés d'un peu plus d'un mile alors qu'ils se dirigeaient vers le port de Greifswald dans l'extrême nord-est de l'Allemagne.

La marine norvégienne n'a pas tardé à trouver le bon endroit, dans les eaux peu profondes de la mer Baltique, à quelques milles au large de l'île danoise de Bornholm. Les pipelines s'étendaient sur plus d'un mile l'un de l'autre le long d'un fond marin de seulement 260 pieds de profondeur. Ce serait bien à la portée des plongeurs, qui, opérant à partir d'un chasseur de mines norvégien de classe Alta, plongeraient avec un mélange d'oxygène, d'azote et d'hélium coulant de leurs réservoirs, et placeraient des charges C4 sur les quatre pipelines munis d'une protection en béton. Ce serait un travail fastidieux, chronophage et dangereux, mais les eaux au large de Bornholm présentaient un autre avantage : il n'y avait pas de courants de marée majeurs, ce qui aurait rendu la tâche de plongée beaucoup plus difficile.

Après quelques recherches, les Américains étaient tous de la partie.

À ce stade, l'obscur groupe de plongée en profondeur de la Marine à Panama City est de nouveau entré en jeu. Les écoles de haute mer de Panama City, dont les stagiaires ont participé à l'opération Ivy Bells, sont considérées comme un marigot indésirable par les diplômés d'élite de l'Académie navale d'Annapolis, qui recherchent généralement la gloire d'être affectés en tant que "(Navy) Seal" (commando de marine), pilote de chasse ou sous-marinier… Si l'on doit devenir un "Black Shoe" - c'est-à-dire faire partie du commandement le moins souhaitable d'un navire de surface - il y a toujours au moins de quoi faire sur un destroyer, un croiseur ou un navire amphibie. Le moins glamour de tous est la chasse aux mines. Ses plongeurs n'apparaissent jamais dans les films hollywoodiens ou sur la couverture des magazines populaires.

"Les meilleurs plongeurs qualifiés en plongée profonde forment une communauté étroite, et seuls les meilleurs sont recrutés pour l'opération et doivent être prêts à être convoqués à la CIA à Washington", a déclaré la source.

Les Norvégiens et les Américains avaient un emplacement et les agents, mais il y avait une autre préoccupation : toute activité sous-marine inhabituelle dans les eaux au large de Bornholm pourrait attirer l'attention des marines suédoise ou danoise, qui pourraient la signaler. 

Le Danemark avait également été l'un des premiers signataires de l'OTAN et était connu dans la communauté du renseignement pour ses liens particuliers avec le Royaume-Uni. La Suède avait demandé son adhésion à l'OTAN et avait démontré sa grande habileté dans la gestion de ses systèmes de capteurs sonores et magnétiques sous-marins qui suivaient avec succès les sous-marins russes qui apparaissaient occasionnellement dans les eaux éloignées de l'archipel suédois et étaient forcés de remonter à la surface.

Les Norvégiens se sont joints aux Américains pour insister sur le fait que certains hauts fonctionnaires au Danemark et en Suède devaient être informés en termes généraux d'éventuelles activités de plongée dans la région. De cette façon, quelqu'un de plus haut placé pourrait intervenir et garder un rapport hors de la chaîne de commandement, isolant ainsi l'exploitation du pipeline. "Ce qu'on leur a dit et ce qu'ils savaient affichaient des différences délibérées", m'a dit la source. (L'ambassade de Norvège, invitée à commenter cette histoire, n'a pas répondu.)

Les Norvégiens ont joué un rôle clé dans la résolution d'autres obstacles. La marine russe était connue pour posséder une technologie de surveillance capable de repérer et de déclencher des mines sous-marines. Les engins explosifs américains devaient être camouflés de manière à ce qu'ils apparaissent au système russe comme faisant partie de l'arrière-plan naturel, ce qui nécessitait une adaptation à la salinité spécifique de l'eau. Les Norvégiens avaient une solution.

Les Norvégiens avaient également une solution à la question cruciale de savoir quand l'opération devait avoir lieu. Chaque mois de juin, au cours des 21 dernières années, la sixième flotte américaine, dont le navire amiral est basé à Gaeta, en Italie, au sud de Rome, parraine un exercice majeur de l'OTAN dans la mer Baltique impliquant des dizaines de navires alliés dans toute la région. L'exercice actuel, tenu en juin, serait connu sous le nom d'opérations baltes 22, ou BALTOPS 22. Les Norvégiens ont proposé que ce soit la couverture idéale pour planter les mines.

Les Américains ont fourni un élément vital : ils ont convaincu les planificateurs de la Sixième Flotte d'ajouter un exercice de recherche et développement au programme. L'exercice, tel que rendu public par la Marine, impliquait la Sixième Flotte en collaboration avec les "centres de recherche et de guerre" de la Marine. L'événement en mer se tiendrait au large de l'île de Bornholm et impliquerait des équipes de l'OTAN de plongeurs plantant des mines, avec des équipes concurrentes utilisant les dernières technologies sous-marines pour les trouver et les détruire.

C'était à la fois un exercice utile et une couverture ingénieuse. Les garçons de Panama City feraient leur truc et les explosifs C4 seraient en place d'ici la fin de BALTOPS22, reliés à une minuterie de 48 heures. Tous les Américains et les Norvégiens seraient partis depuis longtemps avant la première explosion.

Les jours s'écoulaient. "L'horloge tournait et nous approchions de la mission accomplie", a déclaré la source.

Et puis : Washington a eu des doutes. Les bombes seraient toujours posées pendant BALTOPS, mais la Maison Blanche craignait qu'une fenêtre de deux jours pour leur détonation ne soit trop proche de la fin de l'exercice, et il serait évident que l'Amérique avait été impliquée.

Conséquemment (2), la Maison Blanche a exprimé une nouvelle demande : "Les gars sur le terrain peuvent-ils trouver un moyen de faire sauter les pipelines plus tard sur commande ?"

Certains membres de l'équipe de planification ont été irrités et frustrés par l'apparente indécision du président. Les plongeurs de Panama City s'étaient entraînés à plusieurs reprises à planter le C4 sur des pipelines, comme ils le feraient pendant BALTOPS, mais maintenant l'équipe en Norvège devait trouver un moyen de donner à Biden ce qu'il voulait - la possibilité d'émettre un ordre d'exécution réussi au moment qu'il aurait choisi. 

Être chargé d'un changement arbitraire de dernière minute était quelque chose que la CIA avait l'habitude de gérer. Mais cela a également renouvelé les inquiétudes que certains partageaient sur la nécessité et la légalité de toute l'opération.

Les ordres secrets du président ont également évoqué le dilemme de la CIA à l'époque de la guerre du Vietnam, lorsque le président Johnson, confronté à un sentiment anti-guerre du Vietnam croissant, a ordonné à l'agence de violer sa charte - qui lui interdisait spécifiquement d'opérer à l'intérieur de l'Amérique - en espionnant les dirigeants anti-guerre, pour déterminer s'ils étaient contrôlés par la Russie communiste (1).

L'agence a finalement acquiescé et, tout au long des années 1970, il est devenu clair jusqu'où elle était prête à aller. Il y a eu des révélations ultérieures dans les journaux à la suite des scandales du Watergate sur l'espionnage par l'Agence des citoyens américains, son implication dans l'assassinat de dirigeants étrangers et sa sape du gouvernement socialiste de Salvador Allende.

Ces révélations ont conduit à une série d'audiences dramatiques au milieu des années 1970 au Sénat, dirigées par Frank Church de l'Idaho, qui ont clairement indiqué que Richard Helms, le directeur de l'Agence à l'époque, avait admis qu'il avait l'obligation de faire ce que le président voulait, même si cela impliquait de violer la loi.

 Dans un témoignage non publié et à huis clos, Helms a expliqué avec regret que "vous avez presque une Immaculée Conception lorsque vous faites quelque chose" sous les ordres secrets d'un président. "Qu'il soit juste que vous deviez l'avoir ou mal que vous alliez l'avoir, [la CIA] fonctionne selon des règles et des règles de base différentes de celles de toute autre partie du gouvernement." Il disait essentiellement aux sénateurs qu'en tant que chef de la CIA, il avait compris qu'il avait travaillé pour la Couronne, et non pour la Constitution.

Les Américains au travail en Norvège ont agi sous la même dynamique et ont consciencieusement commencé à travailler sur le nouveau problème - comment faire exploser à distance les explosifs C4 sur l'ordre de Biden. C'était une tâche beaucoup plus exigeante que ne le pensaient ceux de Washington. Il n'y avait aucun moyen pour l'équipe en Norvège de savoir quand le président pourrait appuyer sur le bouton. Serait-ce dans quelques semaines, dans plusieurs mois ou dans six mois ou plus ?

Le C4 attaché aux pipelines serait déclenché par une bouée sonar larguée par un avion à brève échéance, mais la procédure impliquait la technologie de traitement du signal la plus avancée. Une fois en place, les dispositifs de temporisation retardés attachés à l'un des quatre pipelines pourraient être accidentellement déclenchés par le mélange complexe de bruits de fond océaniques dans une mer Baltique connaissant un fort trafic - provenant de navires proches et lointains, de forages sous-marins, d'événements sismiques, de vagues et même de créatures marines. Pour éviter cela, la bouée sonar, une fois en place, émettrait une séquence de sons uniques à basse fréquence - un peu comme ceux émis par une flûte ou un piano - qui seraient reconnus par le dispositif de chronométrage et, après un nombre d'heures de retardement prédéfini, déclencherait les explosifs.

Le 26 septembre 2022, un avion de surveillance P8 de la marine norvégienne a effectué un vol apparemment de routine et a largué une bouée sonar. Le signal s'est propagé sous l'eau, d'abord vers Nord Stream 2 puis vers Nord Stream 1. Quelques heures plus tard, les explosifs C4 de grande puissance ont été déclenchés et trois des quatre pipelines ont été mis hors service. En quelques minutes, des flaques de gaz méthane qui restaient dans les pipelines ont pu être vues se répandant à la surface de l'eau et le monde a appris que quelque chose d'irréversible s'était produit.

 

LES RETOMBÉES

Immédiatement après l'attentat à la bombe contre l'oléoduc, les médias américains l'ont traité comme un mystère non résolu. La Russie a été citée à plusieurs reprises comme un coupable probable, sous l'impulsion de fuites calculées de la Maison Blanche, mais sans jamais établir de motif clair pour un tel acte d'auto-sabotage, au-delà de la simple rétribution. Quelques mois plus tard, lorsqu'il est apparu que les autorités russes avaient discrètement obtenu des estimations du coût de réparation des pipelines, le New York Times a décrit la nouvelle comme « des théories compliquées sur qui était derrière » l'attaque. Aucun grand journal américain ne s'est penché sur les menaces antérieures contre les pipelines faites par Biden et le sous-secrétaire d'État Nuland.

Bien qu'il n'ait jamais été clair pourquoi la Russie chercherait à détruire son propre lucratif pipeline, une justification plus révélatrice de l'action du président est venue du secrétaire d'État Blinken.

Interrogé lors d'une conférence de presse en septembre dernier sur les conséquences de l'aggravation de la crise énergétique en Europe occidentale, Blinken a décrit le moment comme potentiellement bon :

"C'est une formidable opportunité de supprimer une fois pour toutes la dépendance vis-à-vis de l'énergie russe et ainsi d'enlever à Vladimir Poutine la militarisation de l'énergie comme moyen de faire avancer ses desseins impériaux. C'est très important et cela offre une formidable opportunité stratégique pour les années à venir, mais en attendant, nous sommes déterminés à faire tout notre possible pour nous assurer que les conséquences de tout cela ne soient pas supportées par les citoyens de nos pays ou, d'ailleurs, autour du monde."

Plus récemment, Victoria Nuland s'est dit satisfaite de la disparition du plus récent des pipelines. Lors d'un témoignage lors d'une audience de la commission des relations étrangères du Sénat fin janvier, elle a déclaré au sénateur Ted Cruz : "Comme vous, je suis, et je pense que l'administration est, très heureuse de savoir que Nord Stream 2 soit maintenant, comme vous aimez le dire, un morceau de métal au fond de la mer."

La source avait une vision beaucoup plus avisée de la décision de Biden de saboter plus de 1500 miles de pipeline Gazprom à l'approche de l'hiver. "Eh bien", a-t-elle dit en parlant du président, "je dois admettre que le gars a une paire de couilles.   Il a dit qu'il allait le faire, et il l'a fait."

Lorsqu'on lui a demandé pourquoi il pensait que les Russes n'avaient pas répondu, il a répondu avec cynisme : "Peut-être qu'ils veulent avoir la capacité de faire les mêmes choses que les États-Unis."

 "C'était une belle histoire de couverture", a-t-il poursuivi. "Derrière, il y avait une opération secrète qui a placé des experts sur le terrain et des équipements qui fonctionnaient sur un signal secret."

"Le seul défaut a été la décision de le faire."


Source (Ce papier est disponible sur un site géré par Seymour Hersh lui-même, et qui se trouve être payant. J'ai réussi à le dénicher gratuitement sur une autre adresse)

Notes :

(1)    En 1971 et sous Lyndon B. Johnson, l'État en question n'est pas la Russie mais l'URSS ! Par ailleurs, je déteste que l'on confonde Etats-Unis et Amérique comme l'on confond trop souvent Royaume-Uni et Angleterre. Cela dit, je n'ai pas effectué les remplacements partout ("États-Unis" ou "USA" au lieu de "Amérique").

(2) L'auteur écrit "Instead, the White House had a new request…" : "en revanche"… Ben non ! Cette nouvelle demande est la suite logique de ce qui figure au paragraphe précédent ! D'où mon choix pour "conséquemment" plutôt que "en revanche".